A l'atelier quimpérois (extraits)...

Nous sommes familier de l’atelier d’Yves depuis près de quinze ans maintenant. Nous nous y rendons régulièrement et nous y avons passé de longues journées successives lorsque nous avons mené des projets communs. Nos entretiens s’y sont naturellement déroulés au rythme des œuvres accrochées au mur car leur présence dictait notre conversation et rendait souvent inutiles les questions préparées à l’avance. De toute façon, la crainte de « trahir une attente (3) », de reconstruir a posteriori, nous a incité à adopter le principe d’un échange libre, ouvert, discrètement aiguillonné.

Avec les années nous avons aussi appris à ne pas redouter le silence, à ne pas vouloir, immédiatement et à tout prix, mettre des mots ; il suffit de s’imprégner. Les vieux complices de la « Vision » —Georges Rubel, Étienne Lodého — y passent fréquemment et les discussions vagabondent, franches et passionnées. Pour ce cénacle inattendu, libre et un peu désinvolte, l’art est toujours une utopie. Le propos sérieux et argumenté n’est jamais sentencieux, et s’il en prend maladroitement et inopportunément la voie, il est immédiatement rectifié par un vieux réflexe libertaire, ponctué par une provocation, un « blasphème (4) » artistique. Quand l’échange s’épuise, chacun vaque de nouveau à ses occupations dans le silence fortifiant du lieu, stimulé par ce qui l’entoure : Georges retourne à sa prose instantanéiste et Étienne se remet au dessin.

Les conservateurs de musée, les galeristes y viennent de temps à autre. Après les mondanités d’usage, Yves évoque, toujours avec un peu d’appréhension, les projets en cours et les conversations sont inévitablement plus conventionnelles, voire stratégiques. L’été venu, il reçoit régulièrement un ami migrateur, artiste et .collectionneur, Didier Mazuru, dont il apprécie le jugement et l’obsession méthodique à retracer l’archéologie de son œuvre. À ses côtés, au hasard des échanges, de l’évocation des souvenirs, Yves redécouvre, toujours un peu étonné, des pans oubliés de son travail. Parmi les habitués du lieu, notons, parfois, la présence des membres du club de philosophie dont Yves fait partie. On y discute sans complexe, avec honnêteté et un brin de candeur, de Spinoza, de Merleau-Ponty, comme pour ajouter un peu d’insolite à l’étrange. Pas dupe de la difficulté de l’exercice, après quelques semaines de réflexion, Yves produit volontiers de petites vidéos où il se met en scène, sous les traits d’un philosophe décalé, à la façon d’un Raymond Devos effaré. Il arrive aussi que les petits-enfants débarquent, un peu fanfarons et excités pour dessiner avec l’aide du grand-père : l’application demandée calme un peu les esprits. Après le départ précipité des artistes en herbe, Yves veille toujours à récupérer les dessins abandonnés sur les tables basses. Il en aime les bizarreries.

Aujourd’hui, Yves considère volontiers ces interruptions involontaires comme des opportunités. « Il faut, affirme-t-il, accepter d’être dérangé, cela permet de retrouver son travail avec un autre regard » L’atelier est encore un lieu de transmission et on y croise aussi de temps à autre un étudiant des Beaux-Arts. Il est là pour les reports et les agrandissements ; il apprend le métier et ses écarts : la discipline de la technique dans le déploiement d’une exécution aventureuse. Et dans l’instant, il effectue un pas de géant et découvre que « le savoir   s’accompagne d’un égal oubli du savoir (5) ». Quoi qu’il en soit, l’atelier est un lieu chaleureux et Thérèse, épouse de l’artiste, n’oublie jamais d’apporter aux visiteurs la bienveillance d’une politesse simple et spontanée et de généreuses collations, notamment la fameuse « troussepinette », élixir fabrication maison, aux accents rabelaisiens, un brin gaillard, dont on voudrait croire que le nom fut inventé pour ce lieu en accord avec les prodiges qui défilent sur le mur.
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L’atelier est un parallélépipède d’un seul tenant, une nef assez vaste dont l’ampleur est seulement marquée sur la droite par trois équerres de béton au contact du mur. Selon les jours, les œuvres accrochées aux cimaises mesurent involontairement l’espace mais selon un rythme inégal, un peu trompeur. Les macules et les souillures du plancher, marelle informelle et de guingois, sont une autre manière d’appréhender le lieu et d’y pénétrer par le regard selon un parcours plus aléatoire.
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Sur une des chaises traînent fréquemment quelques livres de peinture, des monographies. Ils sont là pour quelques jours et disent la curiosité du moment. Ils seront bientôt remplacés par d’autres ouvrages, tout aussi remarquablement écornés, constellés de couleurs, déjà en passe, tout comme les maîtres fantômes qu’ils évoquent, d’être d’engloutis. À l’approche d’un événement, il n’est pas rare de voir sur la table centrale des maquettes en carton réalisées par l’artiste qui a reconstitué minutieusement, à l’échelle et en coupe les salles d’exposition. Il pousse le souci de l’exactitude à les colorer intérieurement pour imiter la nature des revêtements muraux. Il y place patiemment les vignettes des œuvres reproduites en réduction. Par tâtonnements, il s’approprie l’espace.

 

 

Il nous est arrivé de surprendre l’artiste en pleine activité d’équarrissage, alors qu’il démembrait une vieille poupée défraîchie, aux couleurs fanées. Les abattis — la tête, le buste et les membres — étaient éparpillés sur les tables de l’atelier pour le plus bel effet d’une atmosphère mélancolique et chiriquienne.

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C’est sur la table centrale que l’artiste exécute en partie les acryliques d’un grand format. Il y déroule la toile et travaille à plat. Il la badigeonne d’alcool à brûler pour qu’elle absorbe correctement les pigments, puis il trace son dessin au pinceau. Il dispose les couleurs en profitant de la planéité car il importe que les matières légères et transparentes migrent délicatement et libèrent de la lumière par la surprise inattendue de l’accident. Les finitions se font au mur, notamment lorsqu’il s’agit de ramener plus fermement un peu de dessin dans la peinture. L’artiste descend quotidiennement à l’atelier. C’est une nécessité autant qu’une discipline. À défaut d’y être pleinement actif, il range, ordonne et rumine le travail à venir. Il y est tôt le matin avec l’allure surprenante d’un street artist, chaudement emmitouflé dans un blouson matelassé sans manches et la casquette vissée à l’envers, visière sur le cou. Il est manifestement prêt à en découdre.
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L’atelier est aussi une cimaise. L’artiste y accroche régulièrement, pour lui-même, ses travaux les plus récents. C’est l’occasion de faire le point. Il les regarde longuement de face, légèrement de biais. Là, devant les toiles accrochées, la main dressée et le bras demi-tendu au-devant de l’œil, occultant par moitié et tour à tour son champ de vision, il apprécie l’équilibre de la composition. C’est encore un exercice obligé lorsqu’il attend des visiteurs. Plus d’une fois, nous l’avons accompagné, aidé à trouver les alignements les plus efficaces, les dialogues les plus pertinents. Tout y est pensé, à l’exception de l’effet de surprise de l’œuvre à retourner, notamment pour les gouaches accumulées au pied du mur. Le travail ne s’arrête pas aux limites étroites de l’atelier. Il n’en est pas le territoire exclusif. Le processus créatif est nomade à sa façon. La pensée se décante par les marches quotidiennes, avec dans la poche un carnet toujours disponible. En pleinvent, avec le monde autour de soi, l’évidence s’impose.

  La Troménie, le 9 avril 2019.

Yvon Le Bras :Yves Doaré, Gymnopédie, Editions Locus Solus, 2019

3. Jérôme Dupeyrat, Mathieu Harel Vivier, Les entretiens d’artistes. De l’énonciation
à la publication
, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 13.
4. Les frères Goncourt, Manette Salomon, cités dans Pierre Pinchon, Pratiques d’atelier
et transpositions littéraires. La critique d’art de Jean Dolent, dans Alain Bonnet et al., Art et
transmission. L’atelier du xixe au xxe siècle
, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 153

5. Jean Lescure, Lapicque, cité dans Gaston Bachelard, op.cit., 1957, p. 15.

 

Sciapode, gouache sur papier, 29x29, 2025

Ce corps manipulé, tel qu'ont pu le représenter avant lui Auguste Rodin, Hans Bellmer et Francis Bacon, est d'abord un objet plastique. Il illustre la capacité de l'artiste à transgresser les normes, à inventer un corps improbable. "L'âne bâté de l'histoire des formes" (1) est ici brutalement délesté des considérations oiseuses sur la beauté idéale, sur l'harmonie et la mesure. Aux antipodes des planches anthropométriques, de la défroque académique, du corps héroïque , ennuyeux de perfection, l'artiste défend l'idée d'une forme vitupérante animée par l'implacable dynamique d'une constante protestation contre le principe qui prétend l'instituer. Pour Yves Doaré, il importe ici de repenser le corps et de lui trouver un signe visuellement efficace à la manière d'une drôlerie ou d'un grotesque, à la façon des Astromates, des Faunes, des Andogynes, des Bicéphales, des Ponces, des Pygmées, des Sciapodes, des Leucrocoques et autres spécimens légendaires. Il y parvient par des combinaisons formelles inattendues qui montrent un dérèglement physiologique, distinguent le merveilleux et, selon la belle expression de Félicien Rops, valorisent l'inédit, la délectation inquiète de l'invu (2).

Yvon Le Bras, extrait de Des gouaches foutraques et de guingois, 2015

1. Jacques Henric, La Peinture et le mal, Exil, 2000

2. Félicien Rops, Mémoire pour nuire à l'histoire artistique de mon temps, Labor, 1998

 

...la manière de l'artiste, son appréhension du réel, notamment du corps, est pour le moins particulière. Il s'agit d'une figuration instable, qui se soustrait aux principes attendus de sa réalisation: l'illustratif et le narratif. Il en découle une figure insolite et protestataire qui vitupère contre "les obligations de la forme spatiale, de la perspective, de la mesure, de l'équilibre, de la dimension " (1), s'éloigne de ce qui pourrait le corseter et l'assigner d'une manière définitive. Elle est, au gré des circonstances, distinguée par l'isolement et l'écrin d'un arrière-plan épuré ou imergé dans le ressac d'une représentation panique. Dans les deux cas, il importe de troubler le recours au référent, de subvertir ou d'édifier aux confins. Cette figure est intensive, porteuse d'une énergie primitive et fantasmatique. Par ses excès, son âpreté et sa violence, elle défie la logique et déborde les clôtures du discours. D'une manière prophétique, Antonin Artaud aurait parlé d'une espèce de contre-figure qui serait une "protestation perpétuelle contre la loi de l'objet créé" (2), à l'exemple ici des différents états qui, dans une révolte prolongée, diffèrent constamment l'achèvement...

 La Nostalgie de l'unité, trois états, 26x31, 1979

Ainsi, la forme est dorénavant imprévisible, troublée par l'affect et la sensation, et portée par une imagination débridée, tout à la fois primaire, mythique et poétique. En dépit de ses lacunes, elle cherche à exprimer, par une ultime dérision métaphysique, une totalité. Cette manière ainsi définie par la nécessité d'un arrimage, pourrait être qualifiée de "figurale" (3). Si nous empruntons ce qualificatif à Jean-François Lyotard et à Gilles Deleuze, nous en usons modestement et lui donnons une signification strictement formelle. Ce terme, par son abréviation salvatrice, autorise une position déraisonnée - la démesure de l'artiste en-deçà  et au-delà de règles jugées trop contraignantes - et présente l'avantage de suggérer les multiples contradictions du projet créateur, celle d'une destruction créatrice notamment, et surtout d'en rappeler l'opacité fondamentale qui rend l'oeuvre insaisissable à elle-même et au discours ; cette part définitivement étrange, toujours fuyante, l'éternelle carence qui oblige à demeurer aux aguets. Mieux encore, il intègre l'idée d'un autodépassement continuel, d'un procès dynamique, d'une énergie créatrive qui fait de l'émeute permanente des formes une constante, de l'échauffement de son mode opératoire un ravissement. Ainsi dégagé d'un souci exclusif de représentation, le figural opératif capte les forces et les contient dans la chorégraphie endiablée des formes et des figures, érige en principe absolu la mouvance naturelle de l'art et libère les possibilités de son imagement.

Yvon Le BrasYves Doaré, catalogue raisonné de l'oeuvre gravé, ed. Locus Solus, 2013.

 (1) Antonin Artaud in Paule Thévenin et Jacques Derrida, Artaud, Dessins et portraits, Gallimard 1986.

(2)ibid.

(3) Jean-François Lyotard,  Discours, Figure, Klincksieck, 1978

 

 Je connaissais un peu vos gravures, pas du tout votre peinture, dont je ne soupçonnais ni l'importance, ni la violente originalité. Invention, force, imagination, puissance, vous avez sans doute déjà entendu ces mots, mais vous les renouvelez en moi en les rechargeant d'une belle intensité.

Bernard Noël

27 nov 2005


Préface à la monographie : Yves Doaré, Editions Palantines, 2004.

Avant tout, il y a de la violence, lui-même le reconnaît. Elle frappe, c'est normal. K.O. et chaos s'enchaînent. On croirait que Doaré ne grave pas au burin ou à la gouge, mais directement à l'explosif, à la nitoglycérine. Cet homme-là donne l'impression d'avoir des comptes à régler. Il éparpille façon puzzle. Il ventile. Le monde, les cieux, les corps se fragmentent. Une sorte de boucherie guerrière, épique, pendant et après, la chair à canon et toute cette sorte de choses, les chevaux des picadors avant les protections matelassées.

On ne dira pas la brutalité, même si l'on peut penser qu'il souhaiterait la manifester, car elle supposerait une négligence, un manque de maîtrise qui ne sont pas.Tout cela est organisé, plus qu'il ne semble.

Est-il nécessaire de faire référence à la célèbre Bataille d'hommes nus de Pollaiuolo, une des pièces fondatrices de la taille-douce – à croire que dès l'origine, la gravure était un combat ! Mais on en a trop entendu, ou lu, voire écrit soi-même, de ces déclarations de guerre à la matière, de ces luttes, de ces bagarres, comme si la bataille était une justification, un art en soi. Comme si le cuivre et le bois étaient vindicatifs, les pauvres!

Mais tout de même, Doaré est marqué par la gravure des vieux maîtres. Il raconte que, adolescent, il avait copié un bois de Dürer. Ainsi que Marc-Antoine Raimondi avait pu le faire en son temps pour des motifs moins avouables.

Il y a manifestement chez Doaré un respect des grands anciens, de leurs exploits fondateurs. On ne le lui reprochera pas, au contraire. Ce n'est pas une position facile aujourd'hui que d'être respectueux à l'époque du brouillon, de la ficelle et de l'épingle à nourrice ou du papier collant. D'aimer la beauté des traits et des formes. On comprend ses luttes intimes, ses conflits intérieurs. Comment créer vraiment plutôt que de se laisser aller ? Comment marquer sa révérence sans tomber dans le pastiche, manifester sa différence sans s'abandonner à l'insulte ?

Ils sont plusieurs de sa génération à avoir refusé de se couper du passé. On les accuserait plutôt de fuir le présent, comme si le présent était un cadeau, merci bien. D'où cette appellation commode d'art visionnaire sous laquelle, pendant un temps, il a plus ou moins figuré, avec des Philippe Mohlitz, des Georges Rubel, des Jean-Pierre Velly. (C'est peut-être des estampes de ce dernier qu'il est le plus proche, à ses débuts en tout cas, Velly étant hélas disparu trop tôt pour qu'on puisse tracer de longues parallèles.)

Graveur cultivé, ce n'est pas très bien porté, ça déstabilise. Mais Doaré fait des efforts. Il élargit son horizon. Il n'y a pas que Dürer et Rembrandt dans la vie. Ses derniers bois et même ses peintures (qui souvent leur sont liées) montre qu'il a parfaitement digéré un certain art populaire (ou à destination populaire, le terme ayant toujours son ambiguïté native) et trouve une partie de ses sources dans la bande dessinée même.

Et cela c'est grâce au bois, à la gravure en bois. Bois de fil pour créer une plus grande distance à l'égard du burin. Pour échapper aux séductions de la taille-douce, avec ses finesses, ses douceurs piégeuses, ses trop grandes subtilités.

Le grand bois du Triomphe de la Foi d'après le Titien, pour dater du milieu de XVIe siècle, avec ses 2,70 m de long sur 40 cm de hauteur, est le père en quelque sorte, moins agité de la Procession de 1994 (trois fois moins longue tout de même). La plupart d'ailleurs des grands bois vénitiens, d'après titien ou non, les figures solides et baroques de Guiseppe Scolari montrent qu'on peut avec cette technique obtenir à la fois des vibrations et de la monumentalité, qualités que l'on trouve dans les grands panneaux de Doaré, ce qu'il appelle les bannières.

(Si le Titien est relativement calme dans son expression, on n'en dira pas autant du robuste Tintoret, dont les composition sont presque toujours à la limite du déséquilibre, surtout quand il faut se tordre le cou pour les apercevoir dans la pénombre de la scuola di San Rocco. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir, dans la rencontre de l'art de Doaré avec l'art de Venise, ce Massacre des innocents, une des plus cruelles de ses images, adaptée en une linogravure virtuose pour ses débuts dans la taille d'épargne, puis en une vive peinture quelques années plus tard.)

Dans le bois de fil, les vifs contrastes du noir et du blanc permettent un rendu franc, brut, écru, qui a la lisibilité de la typographie. Les graphistes créateurs de bande dessinnée procèdent souvent ainsi, formés qu'ils ont été pour la plupart à la maquette encre de Chine au pinceau et corrections à la gouache blanche pour le cliché typo, à l'écriture synthétique permettant une lecture aisée et rapide, voire un simple survol : plus l'image est efficace dans la narration, moins longtemps on la regarde. Ainsi l'artiste est-il trahi par son propre talent. A moins que parfois on revienne en arrière, en dehors du temps du récit, en dehors du contexte. C'est un peu ce que fait Doaré : ses compositions sont comme des cases de bande dessinée isolées, arrêtées dans leur élan, mais il lui arrive de pallier leur solitude, de les introduire dans une sorte de nouvelle narration, par des jeux de diptyques et de triptyques.

Doaré manifeste dans ses propos – car il exprime lui-même fort bien ses sentiments – un désir acharné d'avancer. Comme s'il croyait qu'il y a progrès dans l'art, et pas seulement évolution. Il voudrait tout : être ancien et moderne à la fois, être compris des jeunes comme des vieux, des amateurs de peinture qui ne sont pas des amateurs d'estampe et vice versa, être savant et naïf, souffrir dans le travail et parvenir à la sérénité etc. Comment éviter l'écartèlement, la déchirure ? Faut-il être aussi exigeant pour être artiste ?

 Maxime Préaud, 2004

Conservateur général, département des estampes, Bibliothèque nationale de France.

 

Procession, gravure sur bois rehaussée, 102x40, 1994

 Texte de Philippe Le Guillou pour la monographie : Yves Doaré, Editions Palantines, 2004.

 Yves Doaré, au fil des années, au gré des techniques qu'il explore et renouvelle avec un rare souci de la maîtrise, construit une oeuvre exigeante et superbe, un univers dont les filons et les obsessions m'ont saisi dès que j'ai découvert son travail – le corps, la matière, la généalogie des origines, la galaxie chaotique des songes, les runes et les signes d'un arrière-pays comme immergé – et la certitude s'est vite installée que cette oeuvre aux dimensions d'un univers appelait cette forme de fréquentation, souveraine, silencieuse qu'est la contemplation, à la fois décryptage et lecture émerveillée.

Dès 1989, la Nostalgie de l'unité et le Tombeau d'Héraclite sont entrés dans mon domaine quotidien et, depuis, il n'est pas de jour sans que mon regard se porte sur cette techtonique secrète et bousculée, sur le grand barrage constellé d'inscriptions énigmatiques, hypogée des confins souterrains, de l'être, de la mémoire, du monde en ses racines nocturnes. Une oeuvre vous fascine, ici sans doute à cause de ses images trempées d'origine et de nuit, une oeuvre de glaise, de pierre, de chair convulsive, de formules enterrées, mais elle ne parle pas du fait de sa seule matière thématique, ce qui l'éclaire et la propulse aussi, c'est la conjonction fabuleuse d'une plénitude visionnaire et d'un geste pictural exceptionnel.

Avant de céder au dynamisme de ses éruptions et de ses processions, de ses soubresauts et de ses combats, de ses girations au plus profond de la matière et de ses vertiges - dans la texture incarnée, bulbes, fibres, tissus dénudés – Yves Doaré jugule parfaitement le dessin des lignes, la prolifération des volutes et des signes, les hiéroglyphes, les accrocs de la matière qu'il écorche, et la précision superbe de ce geste lui vient de Dürer, de l'observation scrupuleuse de l'oeuvre des grands graveurs, d'un faisceau de secrets seulement livré par la contemplation admirative et le travail inlassable, celui d'un guetteur qui, au seuil d'une nuit de plus en plus épaisse, ne cesserait d'attendre la révélation qui ne peut prendre ici que la forme d'une nuit éclairée, habitée par le dessin des nervures et des fibres, les sédimentations de la vision, les filigrannes et les fossiles des avènements et des surgissements de la matière lorsqu'elle se déchire pour advenir.

Cette nuit éclairée par le feu liquide des lignes et des formes, cette énergie noire et labile qui provient du creuset des choses, cette violence aussi, souveraine et barbare, Doaré ne cesse de les quêter, et ce qu'il inscrit, sur la gravure, sur la toile, c'est l'instant même de cette explosion, de cet incendie tellurique et cosmique. S'il y a figuration, elle ne peut être que dans la gerbe d'éléments épars et mobiles ; s'il y a récit, il est tout entier dans la trame d'une fable innervée par le mythe et le noeud des fantasmes. Pour reprendre un beau titre d'une gravure ancienne de Doaré, la nostalgie de l'unité est inguérissable, mais plus excitant, plus jubilatoire aussi est le constat de cette unité éclatée, des fissions, des séismes qui la secouent. Doaré vient de la nuit, des leçons d'anatomie crépusculaires, des dissections dans le vif de la chair lorsque, dénudée, elle s'enténèbre ; c'est un frère de Dürer, de Van Eyck, de Bacon ; il chemine, de la gravure à la peinture, du cuivre au bois, des visions englouties fortes d'une précision de miniaturiste aux vastes épopées polychromes, et c'est la mémoire de la peinture qui chemine avec lui. Il évoque volontiers ces maîtres, et leur présence éclate ici ou là, pas sur le mode d'un écho ou d'une citation ludique, mais sur celui, profond, d'un compagnonage, d'une osmose, d'une sympathie des visions.

Yves Doaré, peintre reste fidèle à la violence et à la force de ses motifs fondateurs. Hommage à Tintoret, qui date de 1998, est un chaos de lignes et de formes, une explosion de couleurs autour d'une arène vide et d'une porte mystérieuse qui désigne un ailleurs de girations et de volutes. Mais ce qui compte, c'est le premier plan, cette ère précisément, défine par l'écrasement des blocs, ce glacis magnifique que fuient les volumes et les formes, protagonistes d'une liturgie barbare et indéchiffrée. Là encore, la peinture est hantée des visions et des accomplissements des grands devanciers, Rubens, Tintoret, Van Eyck, Bacon. Mais il s'agit pas de citer, il s'agit d'inscrire un tourbillon et une violence dans une connivence qui est celle des maîtres ; il s'agit, dans le sang, la déchirure des chairs, la convulsion des corps disloqués, de dire un monde qui n'a d'unité que dans la dépense et l'autorité superbe de celui qui peint.

Il fut un temps – heureux ? - où la peinture s'adossait à la sensibilité et à la cohérence d'un univers asservi à Dieu. Figurer était une manière de se raccorder à une unique source. L'opéra barbare de Doaré explose et se ramifie loin de cette confiance rompue. Il n'est de souche que dans les glacis, la lumineuse transparence des couleurs, la géologie torturée des carnations et des membres. Il n'est d'anatomie qu'éparse, tourbillonnaire et toujours flamboyante. Et dans ces convulsions sauvages, ces combats qui narrent autant une fusion qu'une fission, on retrouve l'exactitude du graveur, exhaussée, magnifiée, qui s'enterrait sous le tombeau d'Héraclite et les strates bourgeonnantes d'une terre ténébreuse. Doaré est entré dans la peinture, son domaine a quitté l'austérité des hiéroglyphes et des signes nocturnes, mais il n'a renoncé en rien à ses hantises essentielles. C'est à cela que l'on reconnaît la puissance d'un artiste, et celle de Doaré nous comble. Une fois de plus, ce qui advient se détache sur les parois d'une caverne cosmique. C'est ce que je crois voir dans Corps de garde : des paysages se détachent, avec des membres, des moignons, des têtes, des concrétions qui volent dans la substance automnale du monde. Doaré inventorie le chaos, il n'a peur de rien, il fixe, il saisit, dans l'incendie, l'avènement des forces, le noiement des couleurs, la dépense, l'emphase, la minutie de la satire. Garde-t-il la nostalgie d'une peinture qui pouvait raconter, lestée de confiance et d'unité ? Il est ailleurs, dans l'arène vide, entre la brèche de la porte incertaine et les masses qui s'affrontent, entre la figuration du mouvement et l'énigme d'une brisure qui traverse le monde et l'organisation des choses. Le verbe s'est absenté, il ne reste que des tensions, des manifestations éparses, des jalons d'un alphabet éruptif.

Je l'ai dit, Doaré habite ma vie, ses oeuvres sont avec moi, dans mon antre parisien, sa garnde procession trône sur le mur de mon salon comme un signe de violece archaïque, un combat jailli de la Bretagne obscure. Ses signes, ses parois gravées, ses techtoniques stimulent ma rêverie. Je contemple son Hommage à Bacon, et j'aime ce titre de référence, de connivence. Des lignes sûrement tracées rappellent les parallèles et les cages de Bacon, une forme insituable surgit au centre, une fleur composite, une toupie, une concrétion plurielle et sanglante, la connivence joue à plein, c'est la même construction dans le carnage. Et le fond autère dit la matérialité de la toile sur laquelle - ce que j'appelle l'autorité du peintre – impose tout. Je contemple et me souviens des crucifixions, des papes, des dissections fluides de Bacon. Je revois les citadelles enterrées de Doaré, son travail de graveur des ténèbres, sa lente montée vers la lumière, la sûreté de ses "hommages", la frénésie de ses affrontements sauvages – l'audace et l'unité d'un parcours dans la fraternité des maîtres.

 Philippe Le Guillou, 2004

 

 Vos gravures, animées par le sentiment puissant d'un dynamisme cosmique, donnent une impression extraordinairement forte. On y sent le grandiose et l'énergie des puissances naturelles : ici, la dimension morale est absente, on est plutôt par delà le bien et le mal. Ce qui agit dans la Nature paraît être moins un Dieu moral qu'une sorte de principe démonique. Ce qui lui importe, c'est le renouvellemnt, la fécondité, la vie, quoiqu'il en soit des destructions et des sacrifices. L'homme est petit dans tout cela ; il est comme emporté par des courants qu'il ne maîtrise pas.

Marcel Conche

31 août 1998


Il est mille manières d’engloutir. Celle de Doaré opère dans les replis, dans les strates architectoniques et dans les concrétions convulsives qui composent toute la mémoire de la matière – celle que l’on dit inerte mais qui vit d’une âme inconsciente bien proche des assises du cœur humain. La main combinée de pinces travaille ici comme une mâchoire, à déchiqueter le paysage, à broyer la chose jusqu’au dernier de ses ressorts : celui dont la vibration hurle tandis que tout le reste est devenu silence. Une grande excitation de couleurs s’empare alors du monde et c’est comme si la foudre, au lieu de tuer, ne dévastait que pour amener à naître. Le processus d’engloutissement – de la forme par la matière, du détail par l’ensemble, des éléments rythmiques par le tourbillon du cataclysme – révèle ainsi sa véritable nature et ses intentions : la mise en œuvre d’une énergie totalement ruineuse parce que radicalement poétique.

Claude Louis-Combet

Exposition Stratégie de l'ombre, Douarnenez, 1992